vendredi 23 janvier 2009

Zhang Jie-Min

C’était à Hangzhou en Chine en 1987. Un vrai coup de foudre.

La veille, dans une galerie d’art à Shanghai, je fus fascinée par la force expressive de ses tableaux. Un seul sujet : des chevaux. Claude et moi n’avions jamais vu représentation aussi vivante du cheval.

Le lendemain, Hangzhou. Arrêt au musée de la ville. Un artiste donne une démonstration de son art devant un groupe de touristes. Je m’approche. Je reconnais tout de suite le style. Je suis fébrile.

C’est lui! C’est l’artiste des chevaux vus hier à Shanghai !

Le groupe précédent se retire et me voilà avec le nôtre en face de Zhang Jie-Min. À ma demande, Monsieur Li, notre guide-accompagnateur, lui traduit mon admiration pour les œuvres vues la veille.

L’artiste me regarde longuement. Je sens qu’il est flatté et tout aussi ému que moi. Lentement, il enlève la feuille de papier de riz sur laquelle il travaille, prend une nouvelle feuille, la dépose sur sa table de travail. Il me regarde de nouveau et de son pinceau marque un point à l’encre noire au centre de la feuille blanche. Puis dans une gestuelle frénétique entre l’encrier et la feuille naît en un rien de temps un cheval galopant toute crinière au vent. Je suis stupéfiée!

Nouveau regard. Par notre guide-interprète, il me demande mon nom.

Yvonne

— Yvona…


Avec son pinceau, il écrit à la verticale des caractères chinois à droite du dessin. Le guide me dit qu’il s’agit d’une dédicace qu’il me traduit : « À Yvonne, en reconnaissance pour l’insigne honneur qu’elle me fait d’apprécier mon travail. »

Que dois-je faire de mon côté devant un geste si généreux? Lui offrir paiement? Monsieur Li m’explique :

C’est un cadeau et vous devez l’accepter.

Spontanément, je lui offre la fleur de lys que je porte à la boutonnière.

Toujours par l’intermédiaire du guide, le peintre m’informe qu’il ne peut me remettre le dessin maintenant. L’œuvre sur papier de riz doit être séchée et marouflée. Cela ne devrait prendre que quelques heures. Le lendemain matin à six heures, juste au moment où nous nous préparons à monter dans le car pour quitter Hangzhou, Jie-Min arrive en vélo et me remet, avec moult courbettes, un rouleau contenant le précieux cadeau. Incroyable!

Nous continuons notre périple à travers la Chine. De retour à la maison je trouve dans le rouleau, outre le prestigieux dessin, son curriculum vitae écrit en caractères occidentaux et son adresse écrite en caractères chinois. C’est ma chance. Je photocopie son adresse et la colle sur l’enveloppe d’une lettre de remerciement en français que je lui envoie en espérant qu’il trouvera chez lui un traducteur. À mon tour je lui fais parvenir une de mes œuvres sur papier.

Au fil de la correspondance assidue qui s’en suivit entre nous, j’apprendrai que Zhang Jie-Min jouit d’une grande réputation, non seulement en Chine, mais aussi au Japon et même aux États-Unis. Pour ajouter à sa légende, sa facilité de représenter les chevaux avec tant d’acuité lui viendrait du fait qu’il fut entraîneur de chevaux dans l’armée de Mao.

Quelques années après cette rencontre, mon ami Rodolphe va en Chine. Comme Hangzhou est sur son itinéraire, je luis donne les coordonnées de mon ami et lui demande de le saluer de ma part.

À son retour, Rodolphe m’apprend qu’il a rencontré Jie-Min à deux reprises. La rencontre fut très chaleureuse. Un lien de confiance s’est établit entre eux au point qu’il confia à Rodolphe une dizaine d’encres à vendre au Canada dans l’espérance que les revenus lui permettent de venir dans notre pays. Les œuvres sont de grands formats et sont aussi expressives que celles contemplées à Shanghai. Les chevaux de Jie-Min sont en mouvement. Certains sont aériens et volent littéralement. Je suis toujours fascinée par la magie qui s’en dégage.

Rodolphe et moi tentons de répondre au vœu de notre ami. Nous organisons deux expositions dans la région du Saguenay, l’une dans un centre équestre et l’autre au Centre national d’exposition de Jonquière. Bon succès médiatique, nombreux visiteurs, mais hélas aucun acheteur. À l’évidence, les collectionneurs d’ici ne sont pas portés à investir de grosses sommes pour des œuvres sur papier d’un artiste inconnu.

Confrontée à cet échec, j’écris à l’artiste pour le mettre au courant de nos démarches et lui demande s’il accepterait que je tente auprès de l’Ambassade de Chine à Ottawa de lui obtenir une subvention pour venir lui-même exposer dans notre pays. Pour un motif qui m’est toujours resté mystérieux sa réponse fut :

Surtout ne faites pas cela.

Une zone de mystère s’ajoute encore lorsqu’il nous demanda de ne pas lui retourner les tableaux par la poste. Pour nous remercier de nos efforts, il offre à Rodolphe et à moi de choisir chacun un tableau parmi la collection et de faire don des œuvres restantes à un musée de notre choix. C’est au Centre national d’exposition de Jonquière que nous ferons ce legs généreux. Le Centre national en fit un évènement médiatique et lui fit parvenir, avec ses remerciements, un dossier bien étoffé avec photos prises lors de la remise des œuvres et les articles élogieux des journaux.

Peu de temps après, Jie-Min m’informe que son scribe traducteur quitte Hangzhou. Notre correspondance prend du coup du plomb dans l’aile. De mon côté, un épisode de maladie vient accaparer toutes mes énergies. J’ai ainsi perdu la trace de mon ami.


Heureusement, il demeure présent chez nous par cette encre magnifique bien en vue, son dernier cadeau. On y voit trois chevaux fougueux qui survolent la Grande muraille de Chine dans un mouvement de libération.


« L’art est libérateur. » ( Zao Wou-Ki)

samedi 17 janvier 2009

Agression

C’était en 1988. Je me souviens de l’année, car la veille, j’avais appris la naissance d’Ariane, ma première petite-fille.

C’était la fin d’un séjour en Floride avec mon amie Céline.

Un dernier rayon de soleil au bord de la piscine avant de boucler les valises. Je laisse Céline monter seule à la chambre.

Je te rejoins dans un instant. Le temps de régler mon compte de téléphone.

Le jeune directeur de l’hôtel, qui a toujours été empressé envers nous, m’invite à revenir en vacances avec ma famille.

Le troisième étage a été rénové en appartements et sera disponible bientôt. Venez avec moi, j’y vais justement, vous verrez comme c’est invitant.

Sans appréhension, je le suis. Il ouvre la porte d’une suite, il me regarde d’un œil trouble, ferme la porte à double tour et met la clé dans sa poche. Piégée, je crains le pire. Je tente de m’imposer :

Ouvrez, s’il vous plait.

— Non, ma belle, il y a longtemps que j’attends ce moment.


Violemment, il me jette sur le lit. Comment m’en sortir?

Lâchez-moi, monsieur, je suis grand-mère!

Manifestement cela ne le dérange pas. Il essaie de me dévêtir. Une inspiration soudaine me fait trouver l’argument décisif :

Si vous n’ouvrez pas la porte immédiatement, je vous fais perdre votre JOB !

— O.K. !


Toute bouleversée et en pleurs, je cours à la chambre et raconte l’incident à ma copine.

Pour mieux comprendre, sans doute, Céline me demande si je ne l’aurais pas provoqué. Là, c’en est trop, et je pleure de plus belle… Désolée, elle me prend dans ses bras et manifeste la compassion dont j’ai le plus besoin.


De retour à la maison, je trouve dans ma valise un mot d’excuse de cette amie de longue date qui me dit son regret d’avoir douté un instant de mon honnêteté dans cette inimaginable histoire d’agression.

jeudi 15 janvier 2009

La vie est belle

Quelques mois après une sérieuse opération à la clinique Mayo de Rochester, je suis convoquée pour des examens de contrôle. On me dira alors si l’intervention chirurgicale a été un succès.

Claude, retenu par ses obligations professionnelles ne peut m’accompagner. Je pars donc seule : sauts en avion du Saguenay à Montréal, Montréal—Chicago et enfin Chicago—Rochester. Je couche à notre hôtel habituel avec l’espoir qu’on me rassurera sur l’état de ma santé.

Le lendemain, jour de vérité.

Des techniciens me radiographient de la tête aux pieds. Ils sont souriants, mais muets comme des carpes. Quelle en est la lecture? Mon inquiétude augmente.

Le médecin radiologiste vous recevra dans deux heures et vous donnera le résultat.

Jamais deux heures ne me paraissent aussi longues. Je me réfugie dans un fauteuil d’une des salles d’attente et essaie de brûler le temps par la lecture. Je suis incapable de me concentrer. Je ferme le livre. Je me laisse aller à la contemplation du lieu : murs de pierres et de bois rares, cascades d’eau, sculptures de bronze, rosasses de plantes vertes… Tant de beautés sont là pour moi. Je me lève et trouve réconfort auprès d’une plante verte, lui confie en silence mon angoisse. Elle est si jolie, si rayonnante de santé que soudain je retrouve espoir en la vie.

Onze heures. Il est temps de rencontrer le médecin. Sur un écran lumineux de son bureau sont disposées mes radiographies.

Madame voyez les radiographies. Celles d’avant et celles d’aujourd’hui. Il n’y a plus de traces du cancer sur ces dernières.


Spontanément je lui saute au cou!

Merci docteur! Vous êtes la première personne avec qui je peux partager ma joie. Pardonnez mon exubérance.


Pour célébrer la bonne nouvelle, je rapporte des cadeaux pour mes enfants et petits-enfants en leur disant : La vie est belle!

mercredi 14 janvier 2009

Mot savoureux

On sonne à la porte par un beau dimanche à huit heures du matin. À ma grande surprise, tante Isabelle et oncle Gérard sont devant moi.

Excusez-moi de venir vous déranger de si bonne heure, mais j’aurais besoin de parler à Claude.

Mon jeune époux s’amène craignant que les visiteurs lui apportent une mauvaise nouvelle.

Non, non, c’est à cause d’un papier de conséquence que j’ai reçu hier. J’y comprends rien. Je n’en ai pas dormi de la nuit. J’ai pensé que toi, avocat, tu serais capable de me l’expliquer.

Claude répondit de bonne grâce aux vœux de sa tante qui repartit satisfaite.


Depuis, chaque fois que je reçois un document compliqué, je pense au papier de conséquence, mot si savoureux de tante Isabelle.

mardi 13 janvier 2009

Croisière

Quoi de mieux pour se reposer de l’hiver interminable qu’une croisière dans les Caraïbes? C’est une première pour nous deux. Un saut de puce en Floride et nous embarquons sur le MS Noordam pour dix jours.

Presque tous les voyageurs sont en groupe et sont américains. Une crainte nous tatillonne: allons-nous trouver le temps long, nous qui sommes seuls parmi ces inconnus qui sont manifestement plus âgés que nous?

Nous nous acclimatons rapidement en prenant intérêt et plaisir à observer cette faune humaine qui nous entoure.

C’est une faune visible. Le soir: habit noir, nœud papillon, chemise blanche, ceinturon rouge sur ventre dodu pour les hommes; robe à paillettes, bijoux rutilants, talons aiguilles pour les vieilles dames. Le jour: exposition de varices, vergetures, cellulite, obésité autour de la piscine.

C’est aussi une faune très audible: on parle à haute voix, on rit fort, on s’interpelle bruyamment.


Relation étrange

Le premier soir je remarque sur la piste de danse deux dames d’un âge avancé. L’une et l’autre ont comme partenaire un jeune garçon. Claude, généreux, présume:

Ce sont deux grands-mères qui gratifient leurs petits-fils de belles vacances…

— Détrompes-toi, une grand-mère ne danse pas collée de cette façon avec son petit-fils!


La fin de la soirée me donne raison. Après avoir vraisemblablement bordé leurs mémés, nous retrouvons les deux gigolos au bar tendrement attentionnés l’un envers l’autre.


Sugar daddy

Un autre fait attire notre attention lors d’une escale à Saint-Thomas.

Dans un chic magasin de vêtements griffés où nous sommes entrés par curiosité, nous remarquons bien callé dans un fauteuil, cigare au bec et flute de champagne à la main, un monsieur corpulent.

Je le reconnais, il fait partie de notre croisière.

Nous observons discrètement la scène. Une jolie et séduisante jeune fille vient virevolter devant lui dans une robe splendide.

Gorgeous…!

Elle revient de nouveau avec une nouvelle toilette. Même manège de sa part et même réaction admirative de la part du monsieur.

Près du fauteuil, plusieurs cartons s’empilent et sans doute monte aussi la facture.

C’est la première fois que je voyais de mes yeux un sugar daddy ailleurs qu’au cinéma.


À notre tour

Dans l’anecdote suivante, c’est nous qui sommes les acteurs.

Une amie de Chicoutimi qui collectionne des vêtements typiques dans ses nombreux voyages nous avait offert de choisir quelques fringues pour la soirée costumée traditionnelle à bord de ces grands paquebots. Claude emprunte une djellaba marocaine et moi, un soyeux sari indien.

Au soir dit, une centaine de passagers costumés défilent devant un jury. Après délibération, l’animateur s’amène au micro et proclame les gagnants.

The first price is: The Sheik and his Wife.

Pauvre en anglais je crois avoir entendu : the chicken and his wife.

Claude, qui sont ces gens déguisés en poulet et en poule?

— C’est nous, les gagnants, Yvonne. Le cheik et sa femme…!


En prix on nous remet une bouteille de champagne et un panier rempli de souvenirs du MS Noordam.


Non, notre première croisière ne nous a pas paru longue. Elle nous a beaucoup appris sur les Caraïbes et beaucoup sur les multiples facettes de la nature humaine.

samedi 10 janvier 2009

Monsieur Lessard

M. Lessard était une personnalité dominante à Chicoutimi dans le domaine des affaires au milieu du siècle dernier. On l’appelait familièrement Monsieur J. A. (Joseph-Arthur) pour le distinguer de son frère Héraclius qui lui aussi tenait un commerce. Je n’ai pas connu ce dernier, mais par contre je peux me vanter d’avoir eu le privilège de connaître de près le premier.


Royaume de l'élégance

C’était autour de 1950. J’enseignais dans une école primaire de Chicoutimi. La surpopulation étudiante et l’absence de locaux avaient obligé la commission scolaire à diviser les élèves en deux groupes successifs par jour. J’enseignais à un groupe du matin. Il me restait donc beaucoup de temps libre.

Un après-midi, j’ose entrer au Royaume de l’élégance, le magasin le plus chic du Saguenay. Voir ne coûte rien… Pourquoi pas? Et si par hasard, je trouvais une jolie robe pour Noël? J’observe, admire, musardant d’une rangée à une autre lorsque je découvre une splendide robe de velours noire légèrement décolletée, à manches courtes bouffantes en dentelle blanche.

M. Lessard qui voit tout… m’offre de l’essayer. Elle me va à merveille. Un tour de valse devant le miroir… J’imagine le regard admiratif de Claude. J’achète… ou plus exactement, je fais mettre de côté, le temps de ramasser le montant de la merveilleuse robe.

En entendant mon nom, M. Lessard m’apprend que je porte le même nom que celui de sa femme et, plus encore, que le père de madame Lessard est cousin de mon grand-père Onésime. Nous voici presque en lien de parenté.

Votre oncle Monseigneur Victor vient souvent nous visiter…

Apprenant que l’enseignement me laisse mes après-midis libres, il me propose de travailler comme vendeuse dans le département des robes, manteaux et fourrures.

Je n’ai pas d’expérience.

Vous avez le sourire… C’est primordial.


Au travail

D’emblée j’ai aimé ce travail d’appoint. Il ne ressemblait en rien à celui de l’éducation. J’y trouvais un monde de beauté et d’élégance où l’approche psychologique de la vendeuse doit savoir orienter les clientes vers le bon choix et surtout leur donner satisfaction. Défi quotidien, toujours renouvelé. L’atmosphère du lieu ressemblait à un grand salon feutré. Des fauteuils disposés ici et là permettaient aux clientes de faire la pause au besoin. C’est là que souvent M. Lessard rassemblait les vendeuses pour donner ses directives. Un vrai PDG.

Je me sentais privilégiée. Il me réservait souvent des tâches particulières. Un jour entre autres il me confia une publicité téléphonique pour une vente de manteaux de fourrure. C’était une innovation pour l’époque. Pour le faire sans accaparer la ligne téléphonique du magasin, c’est chez lui, dans sa luxueuse résidence, qu’il m’amena. Il m’installa dans sa chambre, près du téléphone de la table de chevet.

Prenez vos aises et appuyez-vous sur mes oreillers.

Aidée du bottin, j’invitais durant toute la journée les dames de Chicoutimi, avec le plus de persuasion possible, à venir voir les aubaines offertes au magasin. Une pause au diner dans la grande salle à manger avec Mme et M. Lessard. Quel honneur!

Le lendemain matin, je reprenais mon travail habituel. Mon patron me salua avec un sourire coquin.

Votre parfum a flotté dans l’air de ma chambre toute la nuit…

Un peu mal à l’aise, j’ai sagement déduit qu’un homme, tout patron qu’il soit, avait le droit de rêver.

Autre marque de considération, il me demandait souvent de modeler un manteau de fourrure devant une cliente.

Quand elle vous voit le si bien porter, disait-il, cela est vendeur.

J’ai même eu le plaisir de participer à un défilé de mode au Capitole. C’est à moi qu’il réserva l’honneur de porter la robe de la mariée. À mon tour de rêver, moi qui projetais de convoler en juste noce bientôt.



L'homme

J’ai toujours senti que M. Lessard, tout homme charmant et charmeur qu’il était, manifestait son attachement envers moi avec beaucoup de respect. Avec le recul, je pense que le fait de porter le même nom que sa femme et de me savoir en amour avec mon bel étudiant le rendait romantique.

Pour preuve, il m’accorda facilement congé pour aller au bal de la faculté de Droit de Laval, même si le magasin avait besoin de tout son personnel pour la vente de fin de saison. Il partageait à sa façon ma joie, allant même jusqu’à me prêter une étole de vison pour compléter ma toilette.

Autre délicatesse de sa part. De retour d’un salon de la mode à Paris, mon cher patron me remit discrètement une broche en argent.

Cette petite ballerine m’a fait penser à vous qui suivez des cours de ballet.

J’aurais sûrement d’autres anecdotes à évoquer qui témoigneraient de ses attentions, mais je terminerai par cette dernière qui n’est pas la moindre.

Quelques jours avant notre mariage, j’ai reçu en cadeau un ensemble de draps brodés en fine percale. Sur la carte de vœux, ces mots signés J.A. Lessard :

Que votre ménage soit toujours dans de beaux draps et s’il vous arrive de rêver, j’espère y avoir une petite place.

mercredi 7 janvier 2009

Une Studebaker aventurière

À peine une heure de cours de conduite automobile et voilà que Madeleine prend le volant de notre Studebaker pour l’amener au Saguenay. Cette voiture d’occasion brille comme une neuve. Style coupé à ligne fuselée, de couleur jade, un vrai petit bijou digne de la fabuleuse aventure dans laquelle nous plongeons. Aventure à la fois missionnaire, culturelle et lucrative.

Mandatées par notre oncle, le Père Laurent Tremblay o.m.i., nous avons mission de parcourir le Québec, les Maritimes et la Nouvelle-Angleterre pour diffuser sa dernière œuvre : Ma Croisade, un livre d’aspect attrayant, illustré par Odette Vincent Fumet, dédié à la Vierge Marie sous différents vocables : Notre Dame des épreuves, Notre Dame du travail, Notre Dame de la maison…

Je vous confie la vente de l’édition complète des 20 000 volumes, nous dit notre révérend oncle.

Beau contrat.

Nous sommes en 1952, une époque où la dévotion mariale, intensifiée par le chapelet en famille récité tous les soirs par le cardinal Léger à la radio de Radio-Canada, bat son plein. Il faut rappeler également qu’ìl est de coutume d’offrir aux élèves des livres en prix de fin d’année.

Le terrain est propice, nos vingt ans pleins d’enthousiasme, Madeleine et moi avons décidé de plonger dans l’aventure.


Le coffre de la Studebaker rempli de livres, nous ratissons au départ notre région en sollicitant les communautés religieuses d’enseignement et les commissions scolaires. La réponse est tout de suite positive. Nous livrons à la caisse et prenons aussi des commandes pour expédition ultérieure.

Madeleine a un don inné de vendeuse. Elle trouve toujours le mot persuasif. Quant à moi, l’expérience acquise au Royaume de l’élégance me sert bien. Le charme des jeunes démarcheuses joue souvent… surtout dans les institutions masculines. Dieu nous pardonne. C’est pour une bonne cause.

Fortes du succès obtenu au Saguenay, nous poursuivons la sollicitation dans d’autres régions toujours bien servies par notre voiture que j’ai appris à conduire. Mais en général c’est Madeleine, ma sœur aînée et leader de tempérament, qui la conduit. Le rôle de pilote me convient mieux. C’est également moi qui sur la route va aux renseignements.

Je me souviens qu’un jour nous cherchions un collège de la communauté des Pères du Saint-Esprit. Je m’informe à un vieux monsieur sur le bord de la route où se trouve ce collège.

Les péres du Saint-Esprit…? Ceuses-là qui ont un maniére de volaille su l’estomac?...

Il m’a, à sa manière, décrit la particularité de la soutane de ces révérends pères qui, en effet, arborent une colombe brodée sur la poitrine.

L’accueil en général est chaleureux. Surtout chez les religieuses qui nous invitent parfois à rester dîner au couvent. On sent une sorte de compassion à leurs yeux de moniales pour les petites filles aventureuses que nous sommes. Elles nous donnent souvent des filons, nous recommandent d’aller visiter d’autres couvents éventuellement intéressées à se procurer Ma Croisade.

Dans la région du Saguenay notre port d’attache est chez nos parents. Dans les Bois francs c’est chez notre sœur Claire à Victoriaville. À Montréal c’est à la maison d’édition des Oblats que nous trouvons une famille. En régions éloignées nous logeons ordinairement à l’hôtel quoique souvent une amie connait une amie… qui nous offre généreusement le gite et le couvert. Ces contacts privilégiés enrichissent nos connaissances et demeurent souvent des liens durables.

Lorsque nous logeons à l’hôtel, nous apprenons vite qu’en tant que jeunes femmes nous devons être prudentes. Un soir, à Mont-Laurier, deux voyageurs à la salle à manger nous font de l’œil. Indifférence de notre part. Après le repas, invitées toutes les deux par le supérieur du Séminaire que nous avions visité dans la journée, nous retournons à cette institution pour entendre Gilles Lefebvre (le fondateur des Jeunesses musicales du Canada) qui y donne un récital de violon. À notre retour à l’hôtel, nos deux lascars du souper sont dans le hall. Nous montons rapidement à notre chambre. Le temps de tourner la clé, on frappe à la porte :

Ouvrez la porte…on vous veut pas le mal, juste de l’affection…

Malheur! Pas de téléphone à la chambre pour appeler la direction. Nous restons muettes jusqu’à ce qu’on les entende enfin rebrousser chemin. La porte reste close jusqu’au lendemain matin, même si la toilette se trouve au bout du corridor. Dieu merci, dans la chambre il y a un lavabo… !

Notre passionnante découverte du pays et de sa diversité géographique et humaine se poursuit depuis près d’un an lorsque notre Studebaker manifeste des signes de fatigue. Il est vrai que nous lui avons beaucoup demandé: rouler des milliers de kilomètres par monts et par vaux, beau temps mauvais temps, porter sans répit de lourdes caisses de livres plein le coffre… et de sa vie antérieure on ne sait rien. Bref, nous devons à regret lui dire adieu.

Tout compte fait, nous réalisons que nous avons les moyens financiers de la remplacer. Une autre Studebaker toute neuve lui succède. Spacieuse, couleur bourgogne, rutilante comme un bon vin, cette nouvelle alliée demeure solidaire jusqu’à la fin de notre contrat avec notre oncle.


C’est à ce moment que je signe un autre contrat: mon contrat de mariage.

Ma sœur acquière ma part de la voiture tout en offrant généreusement à Claude et à moi de l’utiliser pour notre voyage de noce.

C’est le début en Studebaker d’une autre aventure qui dure depuis plus de cinquante ans.